Le Chemin théorique de A quoi jouent les primates ?
Notre compréhension des relations humaines a évolué de façon significative depuis une cinquantaine d'années grâce à la publication du livre d'Eric Berne, Des jeux et des hommes (Games People Play). La recherche en psychologie et en psychiatrie a montré que notre comportement social résulte d'interactions complexes entre nos gènes et notre environnement, et montré les effets de ces interactions sur notre intelligence, nos émotions et nos pensées. A étudier ces complexités avec une précision croissante, les chercheurs semblent cependant avoir perdu de vue les modèles sous-jacents. Et ne s'interrogent en rien sur les raisons pour lesquelles ces modèles existent, ni d'où ils viennent. Répondre à ces questions, de fait, exige de sortir des laboratoires et d'observer à fond les êtres humains et leurs relations en les comparant avec d'autres formes de vie et de comportements. En d'autres termes, nous avons besoin de nous aventurer au-delà de la psychologie et de nous confronter à la biologie. Pourquoi ? Eh bien parce que ce qui sous-tend les relations humaines s'est développé selon des processus évolutionnaires, et que ceux-ci ont produit des modèles comparables chez d'autres espèces.
Des myriades d'études du comportement social animal conduites sur des myriades d'espèces ont démontré que tous les animaux sociaux établissent des relations complexes avec les membres de leurs propres espèces. Ce qui veut dire que la plupart des jeux joués par des humains sont également pratiqués par d'autres animaux, et tout spécialement par les espèces de guenons et grands singes les plus étroitement reliés à nous, tels les babouins et macaques rhésus, ou chimpanzés et gorilles.
Un thème sous-jacent de A quoi jouent les primates ? est que la nature humaine se manifeste dans les rapports sociaux plus que dans tout autre aspect de notre comportement ou de notre activité intellectuelle. Ce qui a deux conséquences majeures. Premièrement, notre comportement social ayant été intensément façonné par les processus évolutionnaires telles la sélection naturelle et la sélection sexuelle, nous pouvons en rendre compte en usant de grilles de lecture comme le modèle coûts/bénéfices, ou par d'autres logiques de comportement (la théorie des jeux, par exemple) développées par des biologistes évolutionnaires et des économistes comportementaux. Et deuxièmement, nous pouvons expérimenter tout cela sur d'autres espèces, pour mettre au jour les similitudes entre humains et animaux, produites par la phylogénie ou la convergence évolutive.
Dario Maestripieri, scientifique comportemental de premier plan, étudie les relations sociales des primates humains et non humains depuis presque trente ans. Dans A quoi jouent les primates ?, il évalue le comportement social humain à l'aune des approches comparative et évolutionnaire, à travers le cas de primates étroitement apparentés vivant dans des sociétés proches de la nôtre.
D'autres livres ont tenté cette approche. Mais A quoi jouent les primates ? montre pour la première fois que l'adaptabilité du comportement humain et son héritage évolutionnaire conditionnent tout autant les plus banals que les plus sophistiqués des aspects de la vie sociale moderne. Les outils de la science du comportement peuvent ainsi être employés pour comprendre non seulement ce que hommes et femmes peuvent trouver de séduisant chez un partenaire amoureux, mais aussi comment se prennent les décisions pour investir sur les marchés financiers. Ce sont les mêmes théories et les mêmes principes qui expliqueront le comportement des gens dans les situations les plus quotidiennes. Il est confortable de penser que la façon dont nous nous comportons dans ces situations ne fait que refléter notre personnalité unique, des choix que nous opérons en toute liberté, ou l'influence de notre environnement. Mais en réalité, partout sur la planète, des gens vivant dans des environnements et des cultures très différentes réagissent de la même façon aux mêmes situations. Nous ne reconnaissons pas ces similitudes, en partie parce que nous sommes le plus souvent inconscients de nos propres attitudes, et en partie parce que nous n'accordons pas assez d'attention à ce que font les autres.
A quoi jouent les primates ? amène à se considérer soi-même et son comportement selon un angle entièrement nouveau. On réalisera à le lire que lorsqu'on échange des emails, certaines règles non écrites des jeux de pouvoir expliquent la rapidité de la réponse, la longueur de la réponse, et à qui elle donne le dernier mot ― et que les mêmes règles gouvernent l'échange d'épouillage entre dominants et dominés chez les macaques rhésus ou les chimpanzés. Le lecteur découvrira également que lorsqu'on commence un nouveau travail pour une nouvelle entreprise, les stratégies que l'on adopte pour grimper au sommet sont en tout point comparables à celles de macaques mâles essayant de s'intégrer à un nouveau groupe. Que les mêmes théories qui rendent compte de coalitions agressives chez les babouins peuvent aussi expliquer les alliances et les décisions stratégiques dans l'entreprise. Que les lois de l'offre et de la demande qui régulent aspirations et décisions sur le marché du mariage sont les mêmes que celles qui régulent les marchés du sexe chez les oiseaux ou les singes, ou le marché très spécial où de gros poissons « clients » négocient les services de nettoyage de plus petits poissons qui nagent dans leurs bouches et dévorent leurs restes de nourriture.
Finalement, le lecteur réalisera que lorsqu'on s'engage dans des échanges intimes entre partenaires amoureux, l'expression de l'amour ou la poursuite du plaisir sensuel ne sont pas seuls en cause : on teste aussi la bonne volonté du partenaire à tolérer les intrusions, et donc son engagement dans la relation ― tout comme le singe capucin teste la force du lien avec un autre singe en lui enfonçant un doigt dans le nez, attendant une réaction.