L’AAAL,
SON HISTOIRE, SES MYTHES ET SES LEGENDES
par M. le Pr. Gerbois, M. Nicole, licencié ès lettres et Hervé Lechat
Edifiée sur des lieux symboliques et pérennes (le Paris d’Haussmann, la vallée de la Seine, les châteaux en ruine du pays cauchois, les falaises d’Etretat…), aux lois et statuts bien codifiés (parchemin mystérieux, cryptogramme, probabilité, logique, énigme algébrique, énigme scientifique, énigme littéraire), peuplée d’individus exemplaires voire caricaturaux (le voleur, la victime, le policier, l’amoureuse…), obéissant à des règles et à des contraintes propres, et respectueuse d’une stricte chronologie interne, l’épopée d’Arsène Lupin – et, plus largement, l’œuvre de Maurice Leblanc ; et, plus précisément, ses œuvres dites d’anticipation onirique comme L’Île aux trente cercueils, Dorothée danseuse de corde, Les Trois Yeux ou Le Formidable Evènement – forme un monde cohérent, une base parfaite pour l’établissement cartésien d’une systématisation ordonnée, et par là-même le terreau idéal à l’exercice d’une science critique, empirique puis, bientôt, théorique et conceptuelle. Cet ensemble, moins hétéroclite qu’on pourrait le croire, que ses exégètes ont perçu comme la réunion méthodique d’un savoir, d’une mémoire, d’une culture, d’une sagesse et d’une métaphysique rationnelle et irrationnelle, a naturellement pris le nom de Lupinologie.
NAISSANCE
Bien sûr, comme en un bouillon originel, les références prémonitoires, sans doute après Clémenceau et Marcel Proust, sont significatives et de haut patronage : Marcel Aymé en 1934 avec La Clé sous le paillasson, Boris Vian dans Tête de Méduse en 1951, Jean-Paul Sartre dans Les Mots (1964) ou Julien Gracq dans Lettrines (1967). Mais, en l’état actuel des recherches archéologiques, littéraires et prélupiniennes, les premières traces écrites de cette philosophie en gestation se cachent dans les pages flavescentes de la livraison datée du 22 Tatane 93 (août 1966 vulg.) de Subsidia pataphysica, la revue du Collège de Pataphysique : en l’occurrence une Lettre au Transcendant Satrape Jean Ferry sur Holmes et Lupin signée de l’énigmatique et féroce Kixé Kirmu, Deutérodataire, et précédée d’une introduction par Paul Gayot, futur Provéditeur-Rogateur Général dudit Collège. Fidèles aux principes du Dr Faustroll, les affirmations des intervenants satisfont à la théorie de l’identité paradoxale, de l’excès des contraires et de l’indépendance des parallèles : Sholmès est-il Holmes ? Holmes est-il Lupin ?
Fort bien documentés et étayés, ces prolégomènes ne tardent pas à susciter des addenda : le numéro suivant des Subsidia (n°3/4 du 8 sable 95) accueille Belles Lettres, la réponse circonstanciée de Jean-Claude Dingui rard, éminent enseignant à l’Université du Mirail à Tou louse, qui deviendra Régent de Thermosophie et occupera la chaire de Sagesse Lupinienne (d’au cun dise que Thermoso phie et Lupino logie sont les deux facettes de la même entité dialectique).
L’histoire d’amour entre le Collège et la Lupinologie trouve ra son point culminant, son Aiguille, en décembre 1988 vulg. quand Viridis Candela, dixième Monitoires du Cymba lum Pata physicum, avec la col laboration de Jacques Derouard et de l’Académie de Muséo logie Evocatoire, fera surgir des limons de la vallée de la Seine, du calcaire et du silex (sic !) du littoral cauchois et des forêts profondes de la Lorraine septentrionale ou luxembour geoise une incontournable Géo logie d’Arsène Lupin. Quelques années plus tard, Jacques Derouard, touché par la grâce de l’exhaustivité et succombant au démon de la globalité, sera l’auteur d’Un Dictionnaire et d’Un Monde d’Arsène Lupin (Encrage, 2001 et 2003).
Le socle de la Lupinologie naissante s’élargit à peu près à l’époque de la publication de la lettre princeps avec la création de la fameuse SEL (Société des Etudes Lupiniennes) qui édita, en une publication à diffusion restreinte voire strictement confidentielle, une REL (Revue des Etudes Lupiniennes). Toutes les bonnes bibliographies citent également et fidèlement, mais parfois sans preuve, la GEL (Gazette des Etudes Lupiniennes, 3 ou 4 numéros de 1966 à 1967) et le mythique et hypothétique BSFEL (Bulletin de la Société Fermière des Etudes Lupiniennes).
Les cinq livraisons de la REL (pour faire simple : n°5-1967, n°4-1968, n°3-1969, n°2-1970, n°10-1971), ronéotées sur méchant papier de couleur variable mais toujours tendre, défrichent et balisent un terrain incontestablement vaste, et vierge inévitablement. Quelques études restent fondamentales dans la genèse de la Lupinologie : Symbolique et sexualité dans les Aventures d’Arsène Lupin par le Dr J. Hâa, Situation politico-sociale d’Arsène Lupin par A. Taffel, Analyse spectrale du discours lupinien, par J. Aboucaya, Généalogie lupinienne par F. Anqueti-Turet… Sous la houlette de leur rédacteur en chef Jean-Claude Dinguirard, Jacques Bens, Francis Lacassin et Michel Lebrun, entre autres, achèvent l’assise théorique du savoir.
VIE
Le tout jeune et fringant Ouvroir de Littérature Policière Potentiel et la Lupinologie se reconnaissent des mécanismes communs. Créé en 1973 par François Le Lionnais, aidé d’une cohorte de théoriciens (Jacques Baudou, Jacques Bens, Paul Gayot, François Raymond, François Rivière…), l’OuLiPoPo se décline de façon fort classique en OuLiPoPo analytique et OuLiPoPo synthétique. Les revues Enigmatika (dossiers 2 et 8 de 1976 et 1978) et Europe (plus particulièrement le n° 604/605 de 1979) témoignent de ce rapprochement nécessaire et raisonné.
La phénoménologie, la sémantique et le structuralisme (omniprésents depuis les années 1970 : c’est l’époque où « signifiant » et « signifié » sont les Rois des Voleurs), suscitent l’éclosion en 1986 d’une Association des Amis d’Arsène Lupin. Sous l’influence du président philosophe François George (qui a commis en 1978 un traité érudit fort remarqué intitulé La Loi et le Phénomène : les preuves de l’existence d’Arsène Lupin), cette docte assemblée à la sensibilité analytique et psychanalytique organise rencontres et conclaves étretatais, conférences ordinaires et manifestations extraordinaires, exige auprès des institutions la restitution du patrimoine lupinien et publie 4 livraisons de la revue L’Aiguille creuse. Les prestigieuses signatures de Jacques Rolland de Renéville, André Comte-Sponville, Claude Aveline, Bernard Lavalette, Roger Fangecios et autre Jean Rumain dressent le portrait d’un héros faussement manichéen et plus névrosé que narcissique. François George et André Comte-Sponville enfoncent le clou (ou creusent l’Aiguille) en publiant en 1996 Arsène Lupin gentilhomme philosopheur, ouvrage d’une dialectique transcendantale toute kantienne. Dans cette discussion, où les idées de la raison se forment par leur vertu propre, les objets de dispute sont, par ordre croissant d’intérêt, la morale, l'âme, le monde, Dieu et Arsène Lupin.
Emboîtant le pas des théoriciens originels, quelques vulgarisateurs intrépides ont tenté de généraliser la doctrine. Expliquant, à coup d’arguties psychanalytiques, mythologiques, ésotériques, humanistes, symboliques ou inconscientes, l’infaillibilité du héros, Jean-Claude Vareille (Filatures, itinéraires à travers les cycles de Lupin et Rouletabille, Presses Universitaires de Grenoble, 1980), Gérard Guasch (Arsène Lupin, un caractère sur le divan, L’Harmattan, 1997) ou Anissa Bellefqih (Arsène Lupin, La Transparence du masque, L’Harmattan, 2001) ont su, sans complexe et intelligemment parfois, avec dogmes et maximes idéologiques souvent, occuper le terrain. D’autres plus passionnants apportent leur enthousiasme et leur crédit pour servir à l’édification des foules : Umberto Ecco avec Il Superuomo di massa (1978, traduit en français sous le titre De Superman au surhomme, Grasset,) et Didier Blonde avec Les Voleurs de visages (Métailié, 1992).
RESURRECTION
Après un grand hiatus digne, un siècle plus tard, de celui de Sherlock Holmes, après une occultation quasi contemporaine de celle du Collège, en 2004, l’Association des Amis d’Arsène Lupin retrouve enfin sa liberté : les portes de la Santé sont alors grandes ouvertes. Elle n’aura de cesse, depuis cet élargissement, d’éclairer les zones d’ombre et de combler les lacunes, de revenir sur des sujets déjà connus et reconnus ou, à contrario, de se lancer sur des pistes et des voies inexplorées. C’est ainsi qu’avec tout le sérieux qu’exige la science, l’anarchie, le temps qui passe, la réalité ou la virtualité du créateur, la mélancolie, les regrets, le thème du double, la relativité restreinte, les addictions, la sémantique théâtrale, la religiosité, la gloire internationale, la topologie régionale, la géologie marine, l’apesanteur, la diffraction transmédiatique, la lumière, l’élément liquide, la mathématique, la poésie… en somme l’avenir et le passé du héros - sa vraie vraie vie, a écrit très justement Philippe Radé dans un article fondamental, L’Aiguille preuve n°6, 2004 - ont été passés au crible de la sagacité des membres de l’Association.
Le pastiche, grand classique fédérateur, exercice élémentaire, passage obligé, rite initiatique - bref, baptême civil, républicain et lupinien pour l’auteur comme pour le lecteur - occupe une place narrative et non négligeable dans les pages de la revue, maintenant plus colorée, plus structurée et plus attentive à la forme typographique et iconographique, et rebaptisée à compter de son n° 5 (le n°15 est prévu pour le printemps 2013) L’Aiguille preuve.
L’Aiguille preuve :preuve (stigmate, cicatrice…) de l’existence du gentleman cambrioleur… c’est ce que cherchent, et trouvent – que serait un chercheur qui ne trouverait pas ? - depuis plus de 40 ans tous les lupiniens, qui œuvrent, triment, suent sang et eau chaque jour que Dieu et Arsène Lupin font.