Prélude au cataclysme : Simon et Isabel sont à bord de la Reine-Mary...
Le père et la mère s’étaient levés. D’autres personnes se penchaient au bastingage. On vit le capitaine monter rapidement l’escalier de la dunette.
Et ce fut brusque, immédiat.
Avant même qu’Isabel et Simon, absorbés par eux-mêmes, eussent la moindre notion de ce qui se produisait, une clameur effroyable, faite de mille et mille cris, jaillit de tout le bateau, de droite et de gauche, de la poupe et de la proue, et du fond même, et de partout, comme si tous les cerveaux eussent été obsédés par la chose possible, et que tous les yeux, depuis la première seconde du départ, eussent guetté le plus petit signe annonciateur.
Vision monstrueuse ! A trois cents mètres en avant, comme au centre d’une cible qu’aurait visée la pointe du navire, une épouvantable gerbe avait crevé la surface de la mer et criblait le ciel de quartiers de roche, de blocs de lave et de paquets d’eau, qui retombaient dans un cercle de vagues déferlantes et de gouffres entrouverts. Et un vent de tempête tournoyait au-dessus du chaos avec des mugissements de bête.
Tout à coup, sur la foule paralysée, le silence, ce silence de mort qui précède les inévitables catastrophes. Puis, là-bas, un crépitement de tonnerre qui déchire l’espace. Puis, à son poste, et tâchant de couvrir toutes les voix du monstre, le capitaine qui hurle des ordres.
Une seconde, on put espérer le salut. L’effort du navire fut tel qu’il sembla glisser, par une ligne tangente, hors du cercle infernal où il allait tomber. Vain espoir ! Le cercle parut s’élargir encore. Les premières ondulations approchaient. Une masse de pierre écrasa l’une des cheminées.
Et de nouveau les cris, l’affolement des passagers, une ruée imbécile vers les canots de sauvetage, et des batailles, déjà...
Simon n’hésita pas. Isabel était bonne nageuse. Il fallait tenter l’aventure.
— Allons, dit-il à la jeune fille qui, debout près de lui, l’avait entouré de ses bras, allons, viens.
Et, comme elle se débattait dans une résistance instinctive à l’acte proposé, il la saisit avec plus de violence.
Elle le supplia :
— Oh ! c’est horrible... tous ces enfants... la petite fille qui pleure... Ne pourrait-on pas les sauver ?
[A la recherche d’Isabel sur les terres émergées, Simon est fait prisonnier...]
Là, tandis qu’on lui enlevait sa cagoule et son bâillon, Simon put voir que l’arène où il avait atterri était entourée d’une enceinte faite de barricades ajoutées les unes aux autres, selon les moyens dont on avait disposé : chaloupes, caisses et colis, roches, levées de sable. Une carcasse de torpilleur se soudait à des tubes de fonte. Des tranchées succédaient à un sous-marin.
Tout du long de cette enceinte, des sentinelles armées de fusils montaient la garde. Au-delà, tenue à plus de cent mètres de distance par la menace des fusils et d’une mitrailleuse braquée un peu en arrière, la foule des rôdeurs tourbillonnait et vociférait. A l’intérieur s’étendait un champ de cailloux jaunes, couleur de soufre, semblables à ceux que la folle portait dans son cabas. Des pièces d’or étaient-elles mêlées à ces cailloux, et un certain nombre de bandits résolus et bien armés s’étaient-ils associés pour l’exploitation de ce champ précieux ? De place en place des monticules se dressaient comme les cônes tronqués de petits volcans éteints.
Cependant, les gardiens de Simon lui firent faire volte-face pour l’attacher au pied d’un mât brisé, près d’un groupe de captifs que d’autres gardiens tenaient comme des bêtes, à l’aide de licols et de chaînes. De ce côté c’était l’état-major de la bande, érigé, pour le moment, en tribunal.
Au centre d’un cercle, il y avait une estrade assez haute, bordée par une dizaine de cadavres et de moribonds, dont quelques-uns se débattaient dans des convulsions affreuses. Sur l’estrade, un homme qui buvait était assis, ou plutôt vautré au fond d’un siège grossier en forme de trône. Près de lui, un tabouret, avec des bouteilles de champagne et un couteau dont la lame dégouttait de sang. A ses côtés, un groupe d’individus, le revolver au poing. Il portait un uniforme noir orné de décorations et piqué de diamants et de pierres précieuses. Des colliers d’émeraudes étaient suspendus à son cou. Un diadème d’or et de pierreries ceignait son front.
Quand il eut cessé de boire, sa figure apparut. Simon tressaillit. D’après certains détails qui lui rappelaient la physionomie de son ami Edwards, il comprenait que cet homme n’était autre que Wilfred Rolleston. D’ailleurs, parmi les bijoux et les colliers, se trouvait une miniature entourée de perles – la miniature et les perles de miss Bakefield. [.. .]
Figure de coquin que celle de Wilfred Rolleston, mais surtout figure d’ivrogne où les traits si nobles de son cousin Edwards se retrouvaient, avilis par l’habitude de la débauche. Les yeux, petits, enfoncés dans les orbites, brillaient extraordinairement. Un rictus continuel donnait à sa mâchoire l’aspect d’une mâchoire de gorille. Il se mit à rire.
— Monsieur Simon Dubosc ? Monsieur Simon Dubosc m’excusera. Avant lui, j’ai quelques misérables à expédier dans un monde meilleur. Trois minutes, et ce sera votre tour, monsieur Simon Dubosc.
Et, s’adressant à ses acolytes :
— Le premier de ces messieurs...
On poussa en avant un pauvre diable qui tremblait de peur.
— Combien d’or a-t-il volé, celui-là ? demanda-t-il.
Un des gardiens répondit :
— Deux souverains, milord, tombés au-delà des barricades.
— Tue-le.
Un coup de revolver. Le pauvre diable fut abattu.
Trois autres exécutions suivirent, aussi sommaires, et, à chacune, c’était chez les bourreaux et les assistants un accès de rire qui se traduisait par des « hip ! hip ! hourra ! » et par des pirouettes et des entrechats.
Mais à la quatrième victime – qui n’avait rien volé, celle-là, mais que l’on soupçonnait d’avoir volé – le revolver du bourreau ne fonctionna pas. Alors Rolleston bondit de son trône, déploya sa grande taille en face du patient, le dépassa de la tête, et lui enfonça un couteau entre les deux épaules.
Ce fut du délire. La garde d’honneur aboyait et rugissait en dansant sur l’estrade une gigue éperdue. Rolleston regagna son trône.
Sur quoi, à deux reprises, une hache fendit l’espace et deux têtes sautèrent. Tous ces monstres donnaient l’impression d’une cour de roi nègre dans le cœur de l’Afrique. Délivrée de tout ce qui règle ses mouvements et contrôle ses actes, abandonnée à elle-même, sans peur des gendarmes, l’humanité que représentait ce ramassis de brigands retournait à son animalité première. L’instinct régnait, féroce et saugrenu. Rolleston, chef alcoolique d’une peuplade de sauvages, tuait pour tuer, parce que c’est une volupté qu’on ne peut s’offrir dans la vie quotidienne, et la vue du sang le grisait plus encore que le champagne.
— Au tour du Français ! s’écria le despote en éclatant de rire. Au tour de M. Dubosc ! Et c’est moi qui m’en charge !