Patrick Gueulle, ingénieur EFREI et journaliste technique, enquête sur l'origine et la fonction du mystérieux câble sous-marin qui va aider les héros du livre.
Maurice Leblanc s’intéressait manifestement à l’évolution fulgurante des télécommunications internationales. Dès 1905, il évoque la télégraphie sans fil dans l’Arrestation d’Arsène Lupin. Dans l’Aiguille Creuse (1908), il équipe le repaire du gentleman-cambrioleur d’un double appareil téléphonique le mettant en relation, par « lignes spéciales » , avec Paris et Londres, et de là avec l’Amérique, l’Asie, ou même l’Australie. Science-fiction ? Certes, le premier câble téléphonique transatlantique (TAT-1) n’a été inauguré qu’en 1956, mais on était déjà parvenu à faire « parler » un circuit Calais-Douvres en 1891.
Dans le Formidable Evénement (écrit en 1920), quel est donc ce câble sous-marin que rencontre Simon Dubosc en « piquant droit vers le sud » pour rallier Dieppe (à pied sec !) depuis Hastings ? Consultons les cartes de l’époque : une ligne télégraphique relia bien, à partir de 1861, la plage de Puys à Birling Gap, non loin d’Eastbourne. Un gros filin métallique de 38 mm de diamètre, dont on peut encore avoir la chance de dénicher de rares vestiges !
En 1850, il fallait près de deux semaines pour apprendre, en Europe, le décès d’un président des Etats-Unis, et au mieux plusieurs heures pour communiquer entre Paris et Londres... Réduire ces délais à quelques minutes présentait naturellement un énorme intérêt pour la presse et les affaires, mais aussi pour les gouvernements et leurs armées. Mais comment faire ? Eh bien en prolongeant, sous les mers et les océans, les fils électriques aériens servant déjà à transmettre des télégrammes sur la terre ferme ! Et c’est ainsi que le Pas-de-Calais fut franchi avec succès dès 1851, préfigurant des tentatives transatlantiques qui ne devaient véritablement aboutir qu’en 1866.
Quel défi technologique, en effet, pour des ingénieurs tout droit sortis des romans de Jules Verne, que de passer d’un fil nu tendu entre des isolateurs en porcelaine, à un conducteur immergé dans les profondeurs hostiles des mers puis des océans !
Pour réaliser un câble sous-marin capable de résister à l’eau salée pendant de longues années, commençons par gainer quelques fils de cuivre d’une matière isolante typique du xixe siècle, la « gutta-percha ». D’origine végétale, elle se travaille facilement si on la réchauffe un peu. Aujourd’hui, elle n’est plus guère employée que par les dentistes pour obturer les canaux des racines dévitalisées...
Dans une usine rappelant une fabrique de cordages, rassemblons ces conducteurs au cœur d’un odorant toron de chanvre goudronné bien compact, puis enserrons le tout d’une robuste armure composée de fils d’acier galvanisé de 6 mm enroulés en hélice. Faute de cette indispensable protection mécanique, notre câble serait promptement détruit par frottement sur les fonds rocheux, ou au bout de quelques accrochages avec des engins de pêche. C’est d’ailleurs ce qui arriva lors des premiers essais de traversée du Pas-de-Calais !
Embarquons courageusemement pour ces dures opérations de pose, après avoir spécialement équipé un navire à vapeur de forts tambours de freinage, et soigneusement lové le câble dans de grandes cuves circulaires installées dans ses cales.
Non sans en avoir solidement arrimé une extrémité à terre, faisons route à une vitesse d’environ 2 nœuds en laissant filer une dizaine de tonnes par mille. Naviguant à l’estime et sans la moindre assistance météo, avec une simple ligne plombée en guise de sondeur, nous risquons à tout moment une rupture ou un échappement du câble. S’il devait se trouver perdu, il faudrait le repêcher au moyen de grappins, ou bien le relever depuis son autre extrémité. C’est ainsi que fut récupéré, en 1855, le câble de Dieppe, abandonné en Méditerranée lors d’une tentative malheureuse de liaison entre la Sardaigne et l’Algérie...
Les circuits télégraphiques ainsi mis en place vont maintenant devoir véhiculer un maximum de « câblogrammes », et ce n’est pas aussi simple que dans le cas d’une ligne aérienne ! A l’heure d’Internet à haut débit, on a peine à imaginer les difficultés à surmonter pour passer progressivement de quelques dizaines de caractères à quelques centaines de mots par minute : inventer, pour commencer, des codages (numériques avant l’heure !) plus efficaces que le morse, puis automatiser les transmissions à l’aide de très ingénieux appareils purement électromécaniques. Le point délicat est que, bien plus qu’une ligne aérienne, un câble sous-marin (ou même souterrain) déforme et retarde les signaux électriques proportionnellement à sa longueur. Ce n’est qu’en 1887 que le physicien anglais Heaviside étudia rigoureusement le phénomène, jetant les bases de progrès qui allaient déboucher, bien des années plus tard, sur des communications à longue distance non seulement télégraphiques, mais aussi téléphoniques. Légèrement déplacé en 1922 car menacé par le recul des falaises, le câble télégraphique de Dieppe qui fut sectionné, en 1940, sur ordre de l’Amirauté britannique, se trouva ainsi supplanté en 1945 par une artère téléphonique en direction de Cuckmere.
Si « le Formidable Événement » se produisait aujourd’hui, Simon croiserait plutôt le câble à fibres optiques Dieppe-Brighton, posé en 1989. Ou alors TAT-14, lien transatlantique majeur atterrissant à St-Valery-en-Caux depuis l’an 2000, plus performant que les satellites pour le trafic Internet... Eh oui, l’aventure continue, avec des navires câbliers ultra-modernes et des robots sous-marins télécommandés !
© Éditions de l'évolution, 2012.