Ignorant l’impact de ses recherches sur le monde scientifique, Wallace se consacra momentanément à des questions plus pratiques. Le 5 mars, le navire de la Compagnie de Bornéo, le Water Lily, appareilla avec à son bord un lot de peaux et de squelettes d’orangs-outans, cinq mille insectes à vendre, dont cinq cents papillons nocturnes, le tout obtenu à la sueur de son front. Wallace prétendait, peut-être avec quelque exagération, avoir vécu « seul au sommet d’une montagne pendant un mois ou plus ». Il joignit à cette cargaison un crâne humain de provenance inconnue, destiné au Dr Joseph Davis.
Son séjour à Singapour, Wallace le passa chez ses amis missionnaires français, à la table desquels il dégusta des omelettes et des légumes, chaque vendredi, « une coutume éminemment salutaire ». Il mit à profit son temps libre pour approfondir ses connaissances. Stevens lui ayant fait parvenir une caisse de livres, il poursuivit ses recherches tout en remplissant abondamment son Carnet d’Espèces. Par bonheur, Singapour possédait une bibliothèque et recevait les journaux. Grâce à Ali, il améliora son malais. Sur sa demande, Stevens lui acheta le Dictionnaire de malais de Crawfurd dont il lui envoya le deuxième volume par la poste – pour la grammaire, il se débrouillerait. Tout en formant Ali au métier de collecteur, il continua ses récoltes sur l’île de Singapour, noua des contacts avec d’autres naturalistes, entretint une correspondance avec John Bowring, basé à Java, et rencontra le botaniste Thomas Lobb qui revenait de Moulmein et s’en allait à Labuan, sur l’île de Bornéo, cueillir des plantes pour les pépiniéristes Veitch. Par ailleurs, Stevens lui conseilla d’écrire à Bates mais sans mentionner son article du Sarawak. Le 12 mai, son vaisseau était sur le point d’appareiller pour Macassar, avec une courte escale à Bali. Une traversée de quelque quarante-cinq jours contre la mousson. Comme c’est frustrant, écrivit-il à Stevens, d’avoir « gâché six mois et tant d’argent. Les gens ne prennent jamais cela en compte quand ils calculent les gains des collecteurs ». Mais à présent les perspectives étaient meilleures, affirmait-il : « J’ai effectué des préparatifs en vue d’une récolte extensive en engageant un homme sérieux [pas Ali mais un Portugais appelé Fernandez] pour abattre et écorcher les oiseaux et les animaux qui, je pense, dans les pays où je vais me rapporteront beaucoup. » Stevens devait absolument comprendre que sans argent rien de tout cela ne serait possible, et insister sur ce point auprès d’Hamilton Gray & Co., lesquels ne lui avaient accordé que 100 livres, une somme que ses dépenses quotidiennes et celles liées au voyage avaient déjà fait fondre en grande partie. Quels animaux désirait-on, en Angleterre ? Des loris, des cacatoès, supposait-il, « et si je peux atteindre le pays où vit l’oiseau de paradis (les îles Arroo), je vous enverrai de bons spécimens de ces superbes volatiles, l’une des plus grandes merveilles que je puisse espérer ». Il prévoyait d’échapper aux pluies en effectuant des sauts de puce d’une île à l’autre, durant les deux prochaines années.
Le voyage dura moins longtemps que prévu. Ils jetèrent l’ancre à Bileling, sur la côte nord de Bali, vingt jours après avoir quitté Singapour à bord du Kembang Djepoon (la « Rose du Japon »), un schooner appartenant à un marchand chinois, avec un équipage javanais et un capitaine anglais. L’escale ne dura que quarante-huit heures mais Wallace eut le temps d’admirer l’étendue des terres cultivées et de capturer quelques oiseaux et papillons. (Il regretterait d’avoir raté une occasion en ne comprenant pas à temps combien Bali était importante pour lui.) Puis ils cinglèrent vers Ampanam, sur l’île de Lombok, où il prévoyait d’attendre un bateau pour Macassar. Lui et ses caisses passèrent sans encombre les rouleaux du rivage ; il prit ses quartiers chez un négociant anglais, un ancien capitaine de vaisseau nommé Carter. [...]
La lettre de Wallace et le manuscrit joint arrivèrent chez Darwin à Down, le 18 juin 1858 ; ils furent accueillis avec stupeur et consternation. Comme Wallace le déclarerait plus tard, l’article eut sur Darwin un effet « presque paralysant ». C’était comme s’il lisait sa propre théorie, ou un extrait du « grand » livre sur lequel il travaillait, La Sélection naturelle. Le courrier qu’il adressa à Lyell témoigne de son désarroi.
Il y a un an environ, vous me recommandiez de lire un article de Wallace paru dans les Annals. A l’occasion d’un échange de courrier, pour lui faire plaisir, je lui ai dit combien son papier vous avait intéressé. Aujourd’hui, je reçois cette pièce jointe qu’il me demande de vous transmettre. Elle me semble valoir qu’on s’y attarde. Vous aviez parfaitement raison de me dire que je risquais d’être devancé.
Darwin n’en revenait pas d’une telle coïncidence (bien évidemment, il remarqua d’abord les ressemblances plutôt que les différences). Il pouvait dire adieu à la priorité. Ses découvertes n’avaient désormais plus rien d’original.
Je n’ai jamais vu coïncidence plus frappante. Si Wallace avait lu le manuscrit que j’ai écrit en 1842, il n’aurait pu en faire meilleur résumé ! Même les expressions qu’il emploie correspondent aux intitulés de mes chapitres. Je vous prie de me retourner ce manuscrit dont il ne dit pas s’il souhaite que je le publie ; mais je vais bien sûr de ce pas écrire et l’envoyer à n’importe quel journal qui... J’espère que vous approuverez l’essai de Wallace, pour que je puisse lui rapporter ce que vous en pensez.
Il n’y a rien dans l’ébauche de Wallace qui ne soit écrit plus précisément dans ma propre ébauche transcrite en 1844 et lue par Hooker il y a une douzaine d’années. Voilà un an environ, j’en ai envoyé un résumé, dont j’ai gardé une copie, à Asa Gray. Voilà qui atteste de ma sincérité et prouve que je n’ai rien pris chez Wallace. Je serais extrêmement heureux à présent de publier les grandes lignes de ma théorie sur une douzaine de pages. Mais je ne parviens pas à me persuader de l’honnêteté d’une telle décision. Wallace ne parle pas de publication (je vous joins sa lettre). – Je n’avais aucunement l’intention de publier quoi que ce fût avant de recevoir son courrier. Puis-je le faire maintenant sans faillir à mon honneur ? – Je préférerais mettre mon livre au feu plutôt que donner à penser que je me suis comporté d’une manière indigne. Ne pensez-vous pas qu’en recevant son essai je me retrouve les mains liées ?
Quelle que fût la réponse espérée par Darwin, on devine aisément la tempête qui faisait rage sous son crâne : « Je pourrais envoyer à Wallace une copie de ma lettre à Asa Gray, pour lui prouver que je n’ai pas volé sa doctrine... » « Vil et indigne... » « C’est une histoire absurde... » « Une lettre absurde sous-tendue par des sentiments absurdes. » Malgré son absurdité, Lyell fut prié de bien vouloir la faire parvenir à Hooker, ainsi que sa réponse. Darwin aurait ainsi l’opinion de ses deux meilleurs et plus aimables amis. Il ajouta un post-scriptum soulignant encore son désarroi : « Les premières impressions sont souvent les bonnes et d’emblée, il me sembla déshonorant de songer à publier dans de telles conditions. » A la suite de cela, Lyell, Hooker et Darwin échangèrent plusieurs courriers. Darwin, trop affecté par le chagrin, n’avait pas le cœur à polémiquer. Il s’en remettrait totalement à leur décision. Après en avoir délibéré, et se basant sur les études non publiées de Darwin ainsi que ses travaux en cours, Lyell et Hooker s’accordèrent pour dire qu’en toute équité il convenait d’organiser une publication commune. Ils résolurent d’en débattre lors d’une réunion de la Société linnéenne, le 1er juillet 1858. Cette date n’avait rien de prémédité : elle permettait de remplacer la réunion extraordinaire qui n’avait pu avoir lieu à cause du décès, le 10 juin précédent, du grand botaniste Robert Brown, ancien président de la Société. Hooker et Lyell y assistèrent et présentèrent les textes des deux hommes. Pour commencer, ils lurent des extraits de l’essai non publié de Darwin, rédigé en 1844, celui que Hooker (mais pas Lyell) avait lu à l’époque ; un passage de la lettre envoyée par Darwin au naturaliste américain Asa Gray, en septembre 1857, contenant une ébauche de sa théorie dont la partie consacrée au principe de divergence ; et enfin, l’article de Ternate écrit par Wallace, « On the Tendency of Varieties to Depart Indefinitely from the Original Type ». Ces pièces furent bien sûr présentées dans l’ordre chronologique le plus strict. Les craintes de Darwin n’étaient qu’en partie fondées : on ne lui demanda pas de préparer une nouvelle ébauche de sa théorie ; on se contenta d’étudier les documents existants, attendu que l’article de Wallace était éloquent et clairement composé (bien qu’il n’ait jamais eu l’occasion d’y porter la moindre correction). Mais d’un autre côté, en présentant les divers textes par ordre chronologique, Hooker assurait à Darwin une nette prééminence sur son homologue, par ailleurs moins fameux que lui.
Il n’y eut pas de discussion mais la théorie était lancée.