Le nuage noir
« — Quelque chose, dit-il enfin, peut s’être produit. Quelque chose d’incroyable. Le mieux est de faire exposer une autre plaque immédiatement. Je me demande qui est à l’observatoire ce soir.
— Au mont Wilson ou au mont Palomar ?
— Au mont Wilson. Palomar est trop loin. [...]
Jensen était trop surexcité pour se coucher tout de suite. Il écrivit une lettre à ses parents, les informant en quelques mots qu’il croyait avoir fait une découverte peu ordinaire. Sa seconde lettre fut pour Greta. Il croyait, lui disait-il, avoir buté sur quelque chose d’importance indiscutable.
Marlowe alla jusqu’aux bureaux de l’observatoire. Il eut Harvey Smith au téléphone, qui lui répondit de son doux accent du Sud.
— Ici Geoff Marlowe. Écoutez, Harvey, il vient de se produire quelque chose d’étrange – de si étrange même que je me suis demandé si vous me céderiez votre 60 pouces pour la soirée. Ce que c’est ? Je ne sais pas ce que c’est, mais je veux le savoir. C’est le jeune Jensen qui m’a mis sur la piste. Venez ici demain à dix heures et j’en saurai plus. Si ma communication vous ennuie, vous vous rattraperez sur le whisky. D’accord comme ça ? Bon ! Dites à l’assistant de nuit que j’arrive vers une heure. Merci.
Puis Marlowe appela Bill Barnett à Caltech :
— Bill, ici Geoff Marlowe. Je vous appelle des bureaux. Je vous préviens qu’il va se tenir une réunion passablement importante demain matin à dix heures. Tâchez de venir et amenez quelques théoriciens avec vous. Il n’est pas indispensable qu’ils soient astronomes, mais choisissez vos garçons parmi les plus doués... Non, je ne peux pas expliquer pourquoi. Demain, j’en saurai davantage. Je me rends au 60 pouces. Maintenant, écoutez : si demain à l’heure du déjeuner vous estimez que je bats la campagne, je vous paie un tonneau de whisky.»
« On dirait que le Nuage avance vers le système solaire comme une balle vers la cible.
– Dave, vous voulez dire qu’il n’y a aucune chance que le Nuage manque le système solaire, même de très peu ?
– Selon les faits tels qu’ils ont été communiqués, le Nuage doit toucher tout juste le centre de la cible. Souvenez-vous qu’il a déjà deux degrés et demi de diamètre. Pour qu’il nous épargne, il faudrait que la vitesse transversale soit d’environ 10% de la vitesse radiale. Ce qui impliquerait que le centre se soit déplacé d’un angle très supérieur à celui relevé par le docteur Marlowe. L’autre question que je voudrais poser, c’est comment il se fait que le Nuage n’ait pas été décelé plus tôt. Je ne veux pas être brutal, mais comment se fait-il qu’on n’ait pas signalé son existence depuis un bon bout de temps, disons dix ans ? »
« Qu’est-ce qui empêche les différents gouvernements du monde de construire le même genre d’appareillage ?
– La stupidité et l’inertie. Comme d’habitude, rien ne sera fait tant que la crise ne sera pas là. La seule crainte, c’est que la léthargie des politiciens les empêche de construire, je ne dis pas un équipement complet, mais même l’unique poste émetteur et l’unique poste récepteur utile à chaque gouvernement. Nous les éperonnons tant que nous pouvons. Pour commencer, ils veulent des informations, et nous refusons de les transmettre autrement que par radiocommunication. D’autre part, la ionosphère peut être modifiée en entier, et dans ce cas des longueurs d’onde plus courtes seront nécessaires. Nous nous préparons ici à émettre sur un centimètre. Nous les en avons prévenus avec une grande insistance, mais ils sont incroyablement lents, lents à agir comme à penser »
« Il devint évident que l’étrange lumière rouge ne provenait pas du Soleil. Elle s’étendait presque uniformément d’un bord de l’horizon à l’autre, sans qu’on puisse déterminer son point focal. Chaque parcelle du ciel diurne était empreinte de rouge morne. L’opinion fut informée par voie de radio et de télévision que la lumière n’émanait pas du Soleil, mais du Nuage. La lumière était causée, selon les hommes de science, par le réchauffement du Nuage pendant que sa course le faisait traverser par le Soleil.
Vers la fin septembre, les premiers filaments du Nuage atteignirent la Terre, comme une avant-garde. Leur impact réchauffa les régions supérieures de l’atmosphère, ainsi que les rapports de Nortonstowe l’avaient laissé prévoir. Mais jusque-là le phénomène était trop diffus pour produire une chaleur de centaines de milliers ou de millions de degrés. Ce n’était encore que l’affaire de quelques dizaines de milliers de degrés, bien suffisants cependant pour causer une radiation chatoyante de teinte bleu clair, facilement visible dans la nuit, et qui provenait de m’atmosphère supérieure. Les nuits devinrent en vérité indescriptiblement belles, bien qu’on eût pu se demander si beaucoup de gens s’en aperçurent, tant il est vrai que l’appréciation de la beauté suppose un minimum de disponibilité et de bien-être. Il demeure concevable qu’ici et là quelque berger endurci des régions nordiques ait contemplé le ciel nocturne avec un émerveillement stupéfait. »
« Pense aux désastres subis jusqu’ici par la Terre, sans mauvaises intentions du Nuage à notre égard. Une légère réflexion de sa surface a presque suffi à nous rôtir. Un léger obscurcissement du Soleil nous a presque congelés. Si la plus infime fraction de l’énergie contrôlée par le Nuage était dirigée contre nous, nous serions anéantis – chaque plante et chaque animal serait anéanti.
– Pourquoi cela se produirait-il ?
– Comment pourrait-on le dire ? As-tu pensé au cafard ou à la fourmi que tu écrases sous ton pied en te promenant l’après-midi ? L’un de ces gaz que le Nuage a dégagés avec une force de projectile suffirait à en finir avec nous. Tôt ou tard, le Nuage se libérera d’autres gaz de la même façon. Ou bien nous pourrions être électrocutés par une décharge monstrueuse.
– C’est vraiment dans les possibilités du Nuage ?
– Facilement. L’énergie qu’il contrôle est tout simplement colossale. Si nous pouvons lui faire parvenir un message quelconque, alors le Nuage se donnera peut-être la peine de ne pas nous écraser sous son pied.
– Pourquoi se donnerait-il ce mal ?
– Écoute. Suppose qu’un cafard te dise : " Je vous en prie, Miss Halsey, veuillez éviter de passer ici, sinon je vais être écrasé ", ne voudrais-tu pas l’épargner ? »
L'enquête
« D’où vient l’idée du Nuage Noir lui-même ? On savait depuis longtemps que des nuages interstellaires de poussières circulaient dans la Voie lactée, et la radioastronomie avait montré que du gaz, essentiellement de l’hydrogène sous la forme d’atomes ou de molécules isolés, était mélangé à ces poussières et constituait l’essentiel de la masse de ces nuages. Il n’est donc pas impossible qu’un tel nuage puisse se rapprocher du Soleil, et même pénétrer dans l’héliosphère qui l’entoure, à condition d’être suffisamment dense (on ignorait en 1957 l’existence de cette héliosphère, constituée d’un vent de gaz ionisé ténu et portant un champ magnétique). Un tel nuage est probablement passé devant l’étoile Sirius dans l’Antiquité, lui donnant une couleur rouge, et s’en est maintenant éloigné, si bien que Sirius est devenue blanche. Cependant un nuage tel qu’il est décrit par Hoyle ne ferait que fortement perturber l’héliosphère, qui l’empêcherait de s’avancer jusqu’au Soleil : il faudrait qu’il soit plus petit et plus massif pour ce faire.
Hoyle fait preuve d’une remarquable intuition en pensant que le nuage finirait par former un disque centré sur le Soleil. C’est en effet le sort de n’importe quel gaz attiré par une étoile, qui ne peut généralement pas tomber directement sur sa surface mais doit nécessairement se répartir en un disque en rotation autour de l’astre, dont les dimensions et l’orientation dépendent des conditions initiales. Hoyle avait étudié le problème dès 1944 – c’était son premier travail en astrophysique –, puis avait suggéré la formation d’un anneau en 1956. Mais ce n’est que dans les années 1960 que l’on a montré que ce phénomène était général. Il n’y a donc pas besoin d’une action volontaire de la part du nuage pour qu’il se transforme en disque ! »