Dilemmes dans l’ascenseur – L’héritage de l’homme des cavernes
Dans les films, les gens se font tuer dans des ascenseurs plus que dans n’importe quel autre espace clos – à l’exception peut-être des cabines de douche. En réalité, la probabilité de subir une attaque mortelle dans un ascenseur est quasiment nulle. Et pourtant, la façon dont les gens se comportent les uns vis-à-vis des autres laisse penser qu’ils craignent réellement pour leur sécurité. Si la cabine est pleine, chacun se fige et regarde fixement le plafond ou le plancher, sa montre ou le panneau de commande comme s’ils les voyaient pour la première fois. Quand deux étrangers se retrouvent ensemble, ils se tiennent le plus possible à l’écart l’un de l’autre et évitent de se regarder dans les yeux, de faire des mouvements ou des bruits inopinés.
On pourrait penser qu’ils s’efforcent ainsi de se montrer polis dans une situation quelque peu embarrassante, mais la vérité est que notre comportement n’est pas dicté par la raison. La menace physique est imaginaire, mais nos cerveaux fonctionnent comme si elle était réelle, et nous suggèrent un comportement qui est censé nous protéger. L’ascenseur est une invention relativement récente, mais les défis qu’il pose en termes de relations sociales ne datent pas d’hier. Le scénario consistant à se retrouver physiquement proche d’autres personnes dans un espace confiné s’est répété un nombre incalculable de fois tout au long de l’histoire de l’humanité. [...]
La relation qui existe entre la proximité physique et le risque d’agression a été étudiée et bien assimilée chez d’autres primates, y compris chez des espèces qui ne défendent pas leur territoire, comme les singes rhésus ou les babouins. Si l’on admet qu’il existe une continuité évolutionnaire entre la psychologie de l’homme et celle des primates non-humains, il devient évident que la réaction des individus en présence les uns des autres dans un ascenseur n’est qu’un réflexe au risque d’agression.
Le risque de se faire trucider à coups de rasoir par un psychopathe n’est pas le seul problème découlant de la proximité entre individus dans un espace clos. L’anxiété associée à l’anticipation du danger peut s’avérer aussi nocive pour notre santé qu’une blessure physique résultant d’une agression. Dans les ascenseurs, les personnes adoptent parfois des comportements de stress : ils se grattent la tête même quand ça ne les démange pas, ils arrachent les petites peaux autour de leurs ongles, consultent nerveusement leur montre. Le niveau de stress dans un ascenseur est peu élevé comparé à celui lié à un vol à main armée, et pourtant, la différence entre les deux n’est qu’une question de degré. De la même façon que notre cerveau sait que l’agression est dangereuse et qu’il prend les mesures nécessaires pour l’éviter, il sait que le stress est également nocif et fait en sorte de le gérer. Ceci est vrai, non seulement pour des humains qui se retrouvent en présence d’inconnus dans un ascenseur, mais pour des singes enfermés dans une petite cage. [...]
Il s’avère que, lorsque deux singes rhésus se retrouvent enfermés dans une petite cage, ils vont tout faire pour éviter l’affrontement. Ainsi, ils vont se déplacer prudemment, se comporter différemment, réprimer tout comportement qui risquerait de déclencher une réaction agressive. Chacun va s’asseoir dans son coin en évitant les gestes trop brusques ; même un contact éclair pourrait être interprété comme un début d’agression. Le contact visuel est lui aussi dangereux dans la mesure où, chez les singes, regarder l’autre dans les yeux est interprété comme une menace. De sorte que les macaques vont regarder en l’air ou par terre, ou fixer un point invisible à l’extérieur de la cage. Sauf qu’il arrive un moment où ne pas bouger en feignant l’indifférence ne suffit pas pour garder la situation sous contrôle. La tension monte entre les singes et, tôt ou tard, l’un d’eux va perdre patience. Afin d’éviter l’agression immédiate et de réduire la tension, il faut un acte de communication pour briser la glace et faire comprendre à l’autre qu’on ne lui veut pas de mal (et inversement). Les macaques découvrent les dents pour manifester leur peur ou leurs intentions amicales. Si cette « exhibition dentaire » – précurseur du sourire humain – est bien reçue, elle pourra servir de prélude à l’épouillage. Un singe brosse et nettoie la fourrure de l’autre en massant doucement la peau tout en enlevant et en mangeant les parasites. Cet acte a le pouvoir à la fois de détendre et d’apaiser l’autre singe, éliminant du même coup toute tentative d’agression potentielle. Autrement dit, si vous êtes un macaque et que vous vous retrouvez enfermé dans une petite cage avec un autre macaque, vous savez ce qu’il vous reste à faire : montrez vos dents et entreprenez l’épouillage. Si vous êtes humain et que vous vous retrouvez dans un ascenseur avec un inconnu, en théorie vous pourriez faire la même chose (ou tout au moins l’équivalent humain) : souriez et entamez la conversation.
En pratique, cependant, les choses sont généralement un tantinet plus compliquées. [...]
L’obsession de la dominance – De l’usage ancien d’une nouvelle technologie
En tant que spécialiste des relations sociales des humains et autres primates, je me demande souvent si l’utilisation du courriel et de tous ses dérivés – Facebook, Twitter, et Google+, pour n’en citer que quelques-uns – a modifié le comportement humain de manière significative. Nous autres, humains, avons évolué de telle façon que nous sommes programmés pour interagir face à face avec les autres. Pendant des millions d’années, avant l’évolution du langage, les premiers humains et leurs ancêtres primates entretenaient des relations exclusivement avec des individus qu’ils pouvaient voir, entendre et toucher. Pour résoudre les problèmes liés aux relations sociales, ils se servaient de mimiques, de vocalisations et avaient fréquemment recours au toucher, à l’épouillage, à l’étreinte, et, à l’occasion à la gifle ou au coup de poing. Le contact visuel est important chez les primates non humains, mais aussi chez les humains, car il permet d’évaluer si l’autre est conciliant ou hostile, dominant ou docile, sexuellement attiré ou non. Mais qu’est-il advenu de toutes ces tactiques maintenant que nous communiquons par ordinateurs interposés ? Les utilisateurs des réseaux sociaux ont imaginé des moyens astucieux de communiquer leurs sentiments, grâce aux « émoticônes » – faces hilares, clins d’œil, mines renfrognées – pour compenser le fait que le lecteur ne peut pas voir s’ils sont sérieux ou s’ils plaisantent quand ils disent des choses du style : « Parfois, j’ai vraiment envie de te buter ». Est-ce tout ? Suffit-il d’une émoticône ? Est-ce à dire que des millions d’années d’interactions sociales menées face à face ont disparu d’un coup, le jour où Al Gore a inventé internet ? [...]